Quand la rose terrassait le lys - La bataille de Crécy

En janvier 2019, Daniel de Montplaisir sortait Quand le lys terrassait la rose, un ouvrage retraçant plus de 700 ans d’affrontements entre la France et l’Angleterre, chacun de ces deux pays ayant essayé d’envahir l’autre à plusieurs reprises. Les deux pays ont longtemps justifié l’appellation mutuelle d’« ennemi héréditaire », puis une fois la paix établie entre les deux nations, l’Allemagne a en quelque sorte pris le relais, comme s’il nous fallait à tout prix un ennemi héréditaire, bouc émissaire tout désigné.

L’auteur est donc parti du constat que de tous ces affrontements – pas moins de 200 majeurs – on retient globalement l’image que l’Angleterre a le plus souvent été victorieuse. Or ce n’est pas le cas puisque la France a remporté les deux tiers de ceux-ci. Il a donc décidé de retracer le cheminement de ces batailles dont la France est sortie vainqueur face à Albion. Ne nous mentons pas, un peu de chauvinisme fait du bien, et une victoire sur les Anglais est toujours plaisante pour l’amateur de rugby que je suis. Mais nous avons voulu nous pencher sur l’autre tiers de ces affrontements où ce fut la rose qui terrassa le lys. Nous avons donc sélectionné, de façon tout à fait partiale, quelques-uns de ces combats, certains que vous connaitrez peut-être déjà, d’autres bien moins connus. Et nous commençons cette série par la bataille de Crécy, qui s’est déroulée le 26 août 1346.

 

Deux nations déjà en guerre

Avant toute chose, et comme à notre habitude, replaçons-nous dans le contexte. Depuis 1337 les deux pays sont entrés dans un conflit que l’on nommera plus tard la guerre de Cent Ans, et qui a pour origine la succession de la Couronne française. Ayant déjà traité de cette succession, je vous invite à lire ou relire l’article Quand le roi d’Angleterre se disait de France. Edward III, roi d’Angleterre et prétendant à la couronne de France, a anéanti en 1340 la flotte du roi de France Philippe VI dans le port de l’Écluse, en Flandre. Lors de cette même campagne il parvient à rallier différentes villes flamandes, alors grosses clientes des produits lainiers anglais. La France se retrouve ainsi presque encerclée par la présence anglaise, au nord dans les Flandres, et au sud-ouest par le duché de Guyenne appartenant au roi d’Angleterre. En se rendant maître de la Manche, Edward III peut y opérer comme il l’entend, n’ayant à se soucier que de la météo et à trouver un endroit où débarquer ses troupes pour une future campagne sur le continent. C’est donc en 1346 que cette campagne débute, et c’est Philippe VI qui permet à Edward III de trouver l’endroit idéal pour débarquer, bien malgré lui. En effet, le roi de France condamne à l’exil un seigneur normand, Geoffroy d’Harcourt, sire de Saint-Sauveur-le-Vicomte, lequel ne se prive pas pour trouver refuge outre-Manche. Cela permet à Edward III d’avoir un prétexte idéal pour intervenir dans le Cotentin – se considérant comme roi de France légitime, il estime qu’il peut intervenir pour aider un vassal injustement traité par un usurpateur - et un lieu où débarquer qu’un allié connait bien.

 C’est ainsi qu’il parvient à débarquer le 12 juillet 1346 à Saint-Vaast-la-Hougue, à la tête de son armée de quinze mille hommes, composée de dix mille archers, lesquels brilleront un mois plus tard. Précisons qu’il avait également amené trois bombardes, éléments essentiels de la poliorcétique lui permettant de percer les murailles des villes fortifiées, mais elles n’avaient encore à cette époque pas d’autre usage que celui-ci. Il commence donc à ravager le Cotentin, puis Caen est prise et pillée, alors que c’était une ville bien défendue. Une partie des navires repart vers l’Angleterre, les cales pleines d’un butin considérable. Souhaitant rejoindre ses alliés flamands au nord, il rencontre un obstacle majeur, la Seine, alors franchissable en peu d’endroits. Rouen lui refusant le passage et ne voulant pas faire le siège de la ville qui lui prendrait trop de temps, le risque que le roi de France tombe sur ses arrières augmentant chaque jour, il décide de s’installer à Poissy le temps d’établir un pont. La Seine sera franchie le 15 août. Il poursuit sa chevauchée vers le nord, pendant que Philippe VI rassemble ses troupes à Saint-Denis. Edward III se trouve une nouvelle fois bloqué par un cours d’eau, la Somme, et cherche un point de passage. Les villes de la Somme étant plus fortifiées qu’en Normandie, il se refuse à faire un siège et trouve un passage au gué de Blanquetaque, qui lui permet de franchir le fleuve. Il était temps car Philippe VI avait rassemblé ses troupes à Amiens et aurait pu le coincer entre le fleuve et la mer, dans une position risquée, sans soutien possible. Il faut dire que l’armée que le roi de France a mobilisé a de quoi impressionner. Il est difficile d’estimer de combien d’hommes il disposait, les sources ayant tendance à surévaluer ou sous-évaluer ce genre d’informations, en fonction de quel camp les a fournis. On peut néanmoins estimer le rapport de force à au moins deux contre un en faveur des Français, ce qui nous donne une fourchette de trente à quarante mille hommes, parmi lesquels on trouve des mercenaires génois au nombre de quinze mille, connus pour être la crème des arbalétriers. Au vu de cette puissante armée, on peut comprendre qu’Edward III ait cherché à regagner les terres flamandes pour bénéficier de leur soutien militaire et logistique.

Le 24 août 1346, Edward III s’arrête donc près de Crécy pour laisser ses hommes se reposer après cette fuite en avant, et pour faire le plein de vivres. Il faut entendre par là vivre sur le pays, car il est difficile de faire suivre la logistique pour une armée de quinze mille hommes en territoire hostile. De son côté, Philippe VI continue de recevoir des renforts et marche vers son ennemi. Il fait une dernière halte à Abbeville, située à une quinzaine de kilomètres au sud-est de Crécy.

Les deux armées sont maintenant trop proches pour s’éviter et les manœuvres d’évitement d’un affrontement frontal que menait Edward III ont atteint leurs limites. L’armée anglaise, dirigée par le roi et son fils, le futur Prince Noir, attend l’armée française à Crécy et choisissent ainsi le terrain sur lequel ils vont se battre. Alors que les premières troupes françaises en provenance d’Abbeville approchent, le roi poste son armée sur une hauteur proche et commence à faire creuser des fossés. Il permet ainsi de mettre à l’abri son armée des charges de la redoutable cavalerie française, alors considérée comme la plus puissante de son époque. Les fossés permettront de briser les charges et la hauteur choisie les ralentiront, limitant ainsi leur impact et privant Philippe VI de sa carte la plus dévastatrice. Le choix du terrain est crucial car il influe sur le déroulement de la bataille qui va suivre. C’est véritablement un quitte ou double qui va se jouer pour Edward, car en cas de défaite, la couronne d’Angleterre pourrait tomber.

 

Déroulement de la bataille

Nous sommes donc au matin du 26 août 1346. Edward III a idéalement placé ses hommes, avec au centre ses hommes d’arme, la cavalerie sur les ailes, flanquées des nombreux archers dont les Anglais disposent. On retrouve également un détachement d’archers en avant de la formation, destinés à émousser l’ennemi avant qu’il n’arrive aux premières lignes. Philippe VI arrive en provenance d’Abbeville à la tête de sa puissante armée de près de quarante mille hommes. L’avant-garde perçoit les troupes anglaises retranchées et le roi tente de rassembler et d’organiser ses troupes, bien sûres de leur avantage numérique et persuadées de venir facilement à bout de l’ennemi. Alors que l’avant-garde commence péniblement à s’organiser, le reste de la troupe arrive, pressés d’en découdre, et la cohue s’installe, à tel point que d’après certains chroniqueurs, on ne distingue même plus les différentes bannières. Or celles-ci sont essentielles, car elles permettent aux hommes de se rassembler à une époque où les uniformes étaient peu courants. Tant bien que mal, Philippe VI parvient à retrouver un semblant d’ordre et trois groupes se forment : les arbalétriers génois, les hommes du comte d’Alençon, et les hommes du roi. Le dispositif est simple. Les arbalétriers tiennent la première ligne afin d’affaiblir les rangs anglais, ce qui permet à la cavalerie d’arriver plus facilement dans les rangs anglais.

Ce sont donc d’abord les arbalétriers qui ouvrent le feu, décochant une pluie de carreaux sur les troupes anglaises. Un premier problème se pose. La portée efficace d’une arbalète est d’une centaine de mètre, pouvant percer le « gambison » (vêtement défensif rembourré et matelassé) et la cotte de mailles, quand l’arc anglais porte de 165 à 250 mètres. Ajoutons à cette différence déjà notable que les Anglais sont en surplomb, ce qui leur donne un avantage indéniable. Et puisqu’un malheur n’arrive jamais seul, la météo décida de se mettre du côté anglais. En effet, si l’on en croit la chronique, un orage survint au début de la bataille, ce qui a eu pour conséquence de détendre les cordes et la structure fragile des arbalètes et donc d’en limiter l’efficacité. L’arc composite qui équipe les arbalètes est assemblé à partir de colles animales, lesquelles sont sensibles à l’humidité, tout comme les tendons qui confère d’avantage d’élasticité à l’ensemble. Les Anglais ayant protégé leurs arcs plus longtemps sont moins affectés par cet orage. Ainsi, la bataille a à peine commencé que déjà le camp français perd une part non négligeable de force de frappe. Les archers entrent alors en jeu, faisant tomber une pluie de flèches sur les génois, tirant sur ces cibles vivantes comme à l’entrainement. Edward III et ses chevaliers laissent faire les archers, préférant rester à couvert derrière ses lignes et épuiser l’ennemi le plus longtemps possible avant le corps-à-corps. L’efficacité avant la gloire, la victoire avant le prestige.

 

 En revanche, côté français, les chevaliers bouillent d’impatience d’en découdre. Constatant l’inefficacité et la déroute inéluctable des arbalétriers, ils se ruent à l’assaut de la position anglaise. Aucun répit pour les Génois qui se retrouvent pris entre les flèches anglaises et la cavalerie française, laquelle n’hésite pas à massacrer cette piétaille qui recule et lui fait obstacle, bien que ce soient leurs alliés. Et peu importe que le sol rendu boueux par l’orage et la colline ne favorisent pas une charge frontale de cavalerie lourde. Si la première charge est spontanée, Philippe VI donne l’ordre de poursuivre, espérant sûrement submerger les Anglais par le nombre. Encore faut-il atteindre leurs rangs pour les déborder. Tout est presque trop facile pour les archers. Les vagues se succèdent face à eux, ils disposent d’une réserve de flèches qui semble inépuisable, rangées dans les chariots derrière les lignes, et ils n’ont qu’à tirer dans le tas, sans discontinuer, ordre que leur donne Edward III.

Évidemment, la chevalerie française n’est pas plus efficace que les Génois, montant à l’assaut dans l’après-midi avec le soleil dans les yeux, embourbant leurs chevaux, perdant tout élan susceptible de percer ou même d’atteindre les lignes anglaises. Ce sont ainsi une quinzaine d’assauts qui se succèdent, continuant même durant la nuit, les chevaliers tombant sous les tirs croisés des archers. Les rares qui parvenaient aux lignes anglaises se faisaient rapidement submerger car trop isolés et en infériorité numérique.

 

Profitant de ces conditions, avec hommes et chevaux embourbés, blessés, à leurs pieds, les coutiliers gallois s’en donnent à cœur joie toute la journée. Ce sont des hommes à pied dont l’arme était la coutille, une dague courte et large, ou arme d’hast longue et à lame large dite « langue-de-bœuf ». Ils coupent les jarrets des chevaux, font chuter les rares cavaliers qui tiennent encore sur leur monture, et font un véritable carnage entre deux vagues. Car contrairement à la coutume de l’époque qui voulait que l’on fasse prisonniers les chevaliers afin d’en tirer rançon, les gallois sont pris d’une folie sanguinaire, que rien n’y personne ne vient empêcher. C’est ainsi qu’une grande partie de la fine fleur de la chevalerie française passent au fil de la coutille galloise ou sous les flèches anglaises. On dénombre à la fin de la bataille 1500 chevaliers et écuyers morts, parmi lesquels le propre frère de Philippe VI, Charles II d’Alençon, ou encore le roi Jean de Luxembourg, roi de Bohème, et pas moins de quinze mille hommes de troupe, dont six mille Génois dans le camp français. Si en comparaison des quarante mille hommes dont disposait le roi au début de la bataille 1500 peut paraître peu, il faut bien garder à l’esprit que le gros des armées constituées à cette époque étaient des hommes à pied – regardez la forte proportion d’archer dans le camp anglais. C’est donc un chiffre considérable que de perdre autant de chevaliers, d’autant plus qu’ils manqueront forcément lors des affrontements futurs. De son côté, Edward n’a à déplorer que cent à trois cents morts.

 

J’évoquais au début de cet article la présence de bombardes dans les rangs anglais ayant servies pour les sièges des villes conquises avant Crécy. Pour cette bataille en particulier la question fait débat de savoir si elles ont été utilisées ou non. Certains chroniqueurs français attestent leur utilisation, moyen facile de justifier la défaite. Peu efficaces, puisque non développées pour être utilisées dans ce genre de combat, elles peuvent toutefois effrayer les troupes adverses et surtout les chevaux, non habitués à ce bruit, et tirer à mitraille pour faire plus de dégâts sur les hommes. Après la bataille, les chevaliers français eurent tendance à considérer les bombardes comme seules responsables de leur défaite, même si l'on peut plus facilement l'attribuer à leur inconséquence et à leur volonté d'en découdre sur un terrain qui ne leur donnait aucunement l'avantage.

Et que faisait le roi de France tandis que ses chevaliers et hommes à pieds se faisaient massacrer ? Il était tout simplement au milieu d’eux. Il s’est lancé dans la bataille de façon inconsidérée au vu des risques et de la tournure des évènements, voulant peut-être galvaniser ses troupes qui commençaient à faiblir et à s’enfuir. C’est d’ailleurs l’option qu’il a lui-même prise, accompagné de quelques chevaliers. Imaginez un instant s’il avait été tué, ou capturé. Impossible de savoir ce qui se serait passé évidemment, mais il est parfois plaisant en histoire de se dire « et si ? ... ». Toujours est-il que la bataille prend ainsi fin, le roi fuyant le combat, laissant une victoire aussi surprenante qu’inattendue aux Anglais.

 

Conséquences de la victoire anglaise

Lors de cette bataille, Edward III n’a eu qu’à laisser venir les Français tomber sous ses flèches, comptant peut-être sur l’indiscipline et la volonté de s’illustrer de ces derniers. Il ne poursuivra cependant pas son avantage en poursuivant les fuyards, jugeant ses hommes trop peu nombreux pour poursuivre l’offensive et préférant donner à ses hommes un repos bien mérité. À la suite de cette victoire éclatante, il monte faire le siège de Calais en septembre, que Philippe VI est incapable de sauver. La ville tombe en 1347 dans l’escarcelle d’Albion pendant deux siècles, après 11 mois de siège. Elle devient une tête de pont militaire et un relais commercial important, tout en étant une épine dans le pied pour les rois de France successifs. Philippe VI aura démontré qu’il n’est ni un bon politicien, ni un fin tacticien ou stratège, et affaibli de facto la Couronne française, qui se caractérise lors de la crise de succession de Bretagne.

La nouvelle de cette surprenante victoire anglaise bouleverse l’Europe et marque par la même occasion le déclin de la chevalerie. Cette dernière, la plus glorieuse d’Europe, s’est fait anéantir par des archers, considérés par beaucoup comme des lâches car refusant le combat rapproché, et par des fantassins prudents. Elle préfigure les bouleversements militaires à venir, avec donc le crépuscule de la chevalerie comme ordre militaire d’élite et l’avènement d’armées de métier constituées d’hommes à pied, mieux organisée que la cohue féodale, courageuse mais inefficace car d’un autre temps. Le courage n’arrête pas les flèches. C’est cette organisation et cette différence de doctrine qui sont la clé des victoires anglaises durant le reste de la guerre de Cent Ans. La France perd également de son prestige au sein de l’Europe féodale, et l’équilibre des forces s’en retrouve modifié.