Le sulfureux duc de Westminster

Il semble tout droit sorti de la série « Downton Abbey ». Hugh Grosvenor, second duc de Westminster, personnage sulfureux, aura marqué de son empreinte la moitié du XXe siècle. Riche héritier d’une famille élevée au rang ducal par la reine Victoria, politicien redoutable, « Sa Grâce » fut autant un sympathisant du nazisme qu’un coureur de jupons invétéré. Parmi ses maîtresses, la fameuse « Coco » Chanel.

Le 19 mars 1879, le château néo-gothique d’Eaton Hall raisonne des cris d’un nouveau-né. Le comte Victor Grosvenor est l’heureux père d’un garçon. L’héritier de cette maison, dont les origines remontent au XVIIe siècle, n’aura pas la joie de profiter longtemps de son fils. Il décède à 31 ans en 1884. L’enfant va grandir dans l’immense propriété des Grosvenor, entouré des nombreux membres de sa famille et domestiques qui s’affairent dans les couloirs d’Eaton Hall. Goya, Ruben, Rembrandt, Velasquez, autant de peintres qui ornent chaque pièce du château, témoins de la fortune d’une famille taillée dans la sueur des chevaux qui ont fait leur réputation. D’ailleurs, Hugh recevra le surnom de « Bendor », du nom d’un étalon issu de leur haras, treize fois champion de course, monté par le jockey le plus célèbre de l’ère victorienne, Frederick Archer.

Dans le sang de Hugh Grosvenor, coule celui des comtes de Scarbrough par sa mère, Lady Sibell Mary Lumley (1855-1929). Devenue une veuve éplorée, elle finira par se remarier avec George Wyndham qui fera une remarquable carrière comme administrateur pour l’Irlande (1900-1905) après avoir été sous-secrétaire au ministère de la Guerre. Les cuillères en argent succèdent à celles en or pour le jeune Hugh qui grandit doucement dans l’opulence d’une ère qui s’achève, perturbée par la poussée du socialisme et la menace du déclenchement d’un conflit mondial. Le jeune homme est imbu de ses prérogatives. Il hérite du domaine et du titre de duc de Westminster à la mort de son grand-père, en 1899. Il est l’un des célibataires les plus convoités du royaume et à la beauté de son visage, Hugh Grosvenor allie la prestance aristocratique qu’il cultive à outrance. C’est un pur produit de la gentry britannique qui fréquente la maison royale. Il passe ainsi sa jeunesse à profiter des plaisirs que lui offre son rang, avec une prédilection pour la chasse et ses chiens.

Il poursuit ses études dans un internat dirigé par le comte de Mauny. L’établissement est réputé, le Français qui le dirige est plus controversé. Hugh n’y restera que brièvement, écœuré par les pratiques homosexuelles de son directeur avec ses élèves. Il éprouvera une réelle aversion face à ce qu’il considère une déviance condamnable et à bannir. Le duc de Westminster a l’ambition de sa jeunesse et brûle de faire ses preuves au combat. Ce sera l’Afrique du Sud. Cette lointaine colonie de Britannia est en proie à une guerre avec les deux républiques boers. Le jeune héritier débarque à Cap Town et entre dans le prestigieux régiment des Royal Horse Guard. Il n’aura pas à souffrir de l’odeur de la poudre à canon. Bien qu’il participe à quelques escarmouches, il reste enfermé dans des bureaux. Fine moustache, teint juvénile, il va profiter de son séjour pour visiter toute l’Afrique australe à la fin de la guerre. Puis le monde s’embrase. Hugh Grosvenor gravit les échelons de la hiérarchie militaire et s’auréole de gloire dans le désert libyen entre 1916 et 1917.

Démobilisé, il retourne à Eaton Hall et reprend sa vie oisive. Les soirées mondaines se succèdent et Hugh Grosvenor est un « homme qui aime cacher des diamants sous l'oreiller de ses maîtresses d’un soir pour les remercier », dit-on de lui à Londres. Marié quatre fois, le duc cumule les maîtresses. Parmi celles qui auront marqué sa vie, une Française et une Brésilienne. En 1924, il rencontre Gabrielle « Coco » Cha(s)nel à Monte Carlo. La jeune femme est une des créatrices de mode réputée que l’on s’arrache et qui brise les cœurs des grands de ce monde. Grosvenor va la poursuivre des mois alors qu’elle se remet doucement de sa relation passionnée avec le Grand-duc Dimitri Pavolvitch Romanov, un des assassins de Raspoutine qui fut l’amant du prince Youssoupov et qui aurait inspiré à Coco Channel son flacon de parfum n° 5. Elle succombe au charme britannique de « Sa grâce » et s’inspire de sa garde-robe pour lancer de nouvelles modes. Chandail, béret de marin, veste en tweed, elle adapte tout cela au sexe faible. Le tout se déroule sous l’œil d’un bienveillant Winston Churchill, curieux témoin du duc pour son troisième mariage qui ne fut pas plus heureux que les deux précédents qui avaient défrayé la chronique. Grosvenor n’hésite pas à acheter des appartements et des terrains pour qu’elle y construise ses résidences. Leur relation fait les choux gras des journaux qui s’en délectent. Coco Chanel se lasse de cette relation. Le duc lui garde son amitié mais inconsolable se jette à corps perdu dans la politique. Hugh Grosvenor entame une relation avec Aimée de Heeren, véritable « fashionista » de son siècle, à qui le duc donnera une quantité importante de bijoux provenant de la Couronne de France, sans pour autant pouvoir l’épouser.

Hugh Grosvenor est un redoutable politicien qui n’hésite pas à comploter pour se débarrasser de ses adversaires, y compris au sein même de sa famille. Son beau-frère, le septième comte Beauchamp, William Lygon, va en faire les frais en 1931. Membre du parti Libéral, il s’oppose farouchement au conservatisme du duc de Westminster. Agacé, Hugh Grosvenor va oser faire ce que tous n’ont jamais fait. Il va « outer » le comte Beauchamp, un peu trop porté sur les amours masculins, quel que soit la condition de ses amants. C’est un scandale sans nom, même si l’homosexualité de son beau-frère était connue de tous, sauf de sa femme qui feint de s’en étonner lors de l’arrestation de son mari avant de demander le divorce. « Cher beau-pédéraste, vous n’avez que ce que vous méritez », lui écrira cyniquement le duc de Westminster ravi de voir l’opprobre jetée ainsi sur le parti Libéral. En apprenant la nouvelle, il se dit que le roi George V fut horrifié par l’acte du duc.

Le bruit des canons se fait entendre au loin. Les manœuvres allemandes inquiètent une Europe passive. Le duc de Westminster est sensible aux sirènes du national-socialisme et pense pouvoir préserver l’indépendance d’Albion. Il est d’ailleurs membre d’une association d’extrême-droite, le « Right Club », qui rassemble plusieurs pairs du royaume et autres personnalités connues. C’est le capitaine Archibald Ramsay qui a convaincu Westminster de rejoindre ce petit groupe qui va principalement faire du lobby auprès du gouvernement afin qu’il négocie une paix séparée avec Berlin. Le duc va même utiliser son amitié avec Coco Chanel, qui s’est entichée du baron Hans Gunther von Dinklage, attaché allemand d’ambassade, pour monter une opération baptisée « Chapeau de couture » (1941). Winston Churchill n’y donnera aucune suite mais n’ose pas faire arrêter les protagonistes de l’affaire qui ont des partisans jusqu’au sein de la famille royale. Pour le duc, les responsables désignés de la guerre sont les Juifs. Antisémite, il a même appelé un de ses chiens « Jew » (juif en anglais).

Toute vie a une fin et celle du duc de Westminster intervient le 19 juillet 1953. Un mois auparavant, il avait encore assisté au sacre de la reine Elizabeth II en compagnie de sa dernière épouse, Lady Anne Winifred Grosvenor. Clap de fin pour le second duc de Westminster qui emportait avec lui toute une page de l’histoire britannique.