Le sacre des rois d'Angleterre

Le 2 juin 1953, trois millions de spectateurs sont amassés dans les rues de Londres sur le parcours du cortège royal qui mène la reine Elizabeth II à l’Abbaye de Westminster. Ce jour-là, la jeune souveraine est couronnée après avoir accédé au trône un an auparavant. Et oui, même au XXe siècle, le roi d’Angleterre reste un personnage sacré par l’intermédiaire d’une cérémonie particulière vieille de plusieurs siècles.

Les monarques britanniques sont à ce jour, les seuls souverains européens à bénéficier d’un sacre, à l’heure des monarchies parlementaires où le monarque n’obtient son pouvoir uniquement grâce à la volonté de son peuple. Bien plus qu’un sacre, cette cérémonie est accompagnée d’un couronnement qui fait du roi d’Angleterre un souverain véritablement unique en Europe, puisqu’il demeure le seul à encore porter la couronne. Une cérémonie millénaire qui apparait simultanément avec le royaume d’Angleterre institué par Guillaume le Conquérant en 1066. Ce jour unique dans la vie d’un monarque est donc indissociable de l’histoire du Royaume-Uni. Mais cette cérémonie ne fut pas identique selon les âges, elle évolua au cours du temps pour apparaître telle qu’elle est aujourd’hui.

 

Un couronnement qui le rend le roi d'Angleterre électif ?

Tout comme le roi de France Hugues Capet, les premiers rois d’Angleterre ne peuvent hériter automatiquement du trône par leur père. Ils doivent d'abord être officiellement élus par les pairs du royaume. Ce choix est porté au sein des membres de la famille royale. Une fois élu, le roi est acclamé par le peuple et les nobles du royaume afin d’approuver sa nomination. Cette élection et cette acclamation permettent ainsi de légitimer le pouvoir du roi sur celui des seigneurs et sur ses sujets dans une société féodale.

Mais le règne de Jean sans Terre (1199-1216) est décisif dans la succession des rois d’Angleterre. Sous son règne, cette succession est imposée comme étant héréditaire. Il faut préciser qu’il n’existe pas de lois interdisant aux filles d’accéder au trône en Angleterre, contrairement à son voisin d’outre-Manche avec la loi Salique. Le monarque peut ainsi transmettre le trône à une fille. Mais la primogéniture masculine demeure en place. Ainsi, les garçons, qu'ils soient cadets ou aînés, occupent la première place dans cette succession qui se codifie. Cette loi de succession reste inchangée jusqu’en 2011 où l’hérédité du trône passe de primauté masculine au premier enfant du souverain, tout sexe confondu. Mais cette récente loi prend effet qu’à partir des enfants du prince William, duc de Cambridge.

Malgré tout, l’hérédité du trône n’efface pas le côté électif du souverain d’Angleterre dans les premiers temps, puisqu’une élection formelle par les pairs du royaume reste de mise au palais de Westminster. L’acclamation reste également de rigueur lors de la cérémonie du couronnement. Mais au XIXe siècle, l’élection formelle est complètement abandonnée alors que l’acclamation est gardée avec le célèbre « God save the king ! » repris à trois reprises une fois la couronne apposée.

 

Sainte onction pour un roi sacré

La religion chrétienne a souhaité, très tôt, prendre en main cette cérémonie initialement laïque. Ainsi, comme lors de l’ordination d’un prêtre, le roi est oint d’un saint chrême, lourd de sens, déposé par l’archevêque de Canterbury. De nos jours, cette huile sainte est contenue dans une ampoule en forme d’aigle datant du couronnement de Charles II en 1661. Par cette onction, le roi devient le représentant de Dieu en son royaume, faisant ainsi de lui un personnage sacré.

Cette onction a deux conséquences directes. La personne du roi devient intouchable et le pouvoir du monarque est légitimé par Dieu lui-même. Le pouvoir royal devient par ce moyen, une fonction à la fois laïque et ecclésiastique qui le lie au pape et à l’Eglise en général. Certains rois d’Angleterre comme Jean sans Terre furent même déclarés vassaux du souverain pontife. Par la sacralité de la personne du roi, apparaît le crime de lèse-majesté qui punit les sujets qui osent toucher le roi physiquement ou par tout autre moyen déclaré illégal.

La première onction royale est déposée en 787 sur Ecgfrith à l’initiative de son père le roi Offa de Mercie. A cette époque, l’Angleterre est divisée en sept royaumes qui se font la guerre. Offa de Mercie a réussi à prendre la supériorité sur les autres et demande l’onction sur son fils au pape Adrien Ier pour légitimer cette suprématie nouvellement acquise. Mais c’est seulement à partir du Xème siècle que le pape accorde officiellement l’onction sur les souverains d’Angleterre ce qui permet d’en faire un rite indivisible de leur couronnement.

L’onction est déposée sur différents endroits du corps du souverain. Au départ, les rois reçurent le saint chrême uniquement sur la tête comme tous les évêques de la Chrétienté Latine. Cette onction permet donc de faire un lien entre ce souverain laïc et les plus hauts dignitaires de l’Eglise romaine. Mais à partir du couronnement d’Henri Ier en 1100, le roi reçoit l’onction sur la poitrine, les omoplates, les mains et les coudes. Lors du couronnement d’Edward VI, les pieds sont également oints. Mais depuis le XVIIIème siècle seuls la tête, la poitrine et les mains du monarque reçoivent cette huile spéciale qui le rend hors-du-commun.

Ainsi par l’onction, le roi devient un personnage sacré et ce, malgré l’apparition de la réforme anglicane au XVIème siècle. C’est pourquoi, en 1587, Elizabeth Ière hésite longuement avant d’ordonner l’exécution de sa cousine-ennemie Marie Stuart d’Ecosse. Marie avait reçu l’onction lors de son couronnement en tant que reine d’Ecosse, et tuer un souverain considéré comme sacré portait atteinte au pouvoir même d’Elizabeth Ière. L'exécution de Marie Stuart finit par désacraliser la personne royale. Un acte qui eut de lourdes conséquences.

 

Un roi thaumaturge

La sacralité du roi lui permit de recevoir un pouvoir unique détenu seulement par les monarques qui ont reçu l’onction, tels que les rois de France et d’Angleterre. Ce pouvoir, offert par Dieu à ses représentants sur Terre, permet au roi de guérir les écrouelles par l’imposition des mains. Les écrouelles étaient une maladie qui faisait apparaître des fistules purulentes sur les ganglions lymphatiques du cou des malades. Ce pouvoir de guérison permet de voir apparaître un nouveau rite lors du couronnement du roi d’Angleterre : « the king’s evil » ou touché des écrouelles.

Une fois la cérémonie terminée, le roi sort de l’abbaye de Westminster et se dirige vers les malades des écrouelles regroupés devant l’entrée du monument. Par un simple touché, les écrouelles sont censées être guéries. Cette pratique apparaît au XIIème siècle en Angleterre et est reprise aux rois de France. Elle fait partie intégrante de la cérémonie du sacre jusqu’au règne de la reine Anne Stuart (1702-1714).

Le religieux a donc une immense importance dans la cérémonie du sacre. Ce côté particulier du couronnement apparaît par le port de vêtements liturgiques par le souverain au cours de la cérémonie. En effet, depuis le XIIème siècle, le souverain reçoit la tunique, puis l’étole et enfin le manteau impérial. La tunique est censée être celle portée auparavant par le roi biblique David ce qui renforce le côté religieux de la personne du roi mais aussi de la cérémonie. Aujourd’hui encore, le roi d’Angleterre reçoit ces vêtements religieux durant le sacre.

 

Le couronnement en lui-même

Si au départ l’onction est faite indépendamment du couronnement, les deux aspects de la création d’un nouveau souverain sont ensuite réunis en une unique cérémonie. Depuis Guillaume le Conquérant, il est des caractéristiques de ce couronnement qui ne changèrent pas (ou peu). La principale étant que le couronnement a toujours lieu plusieurs mois après l’accession au trône du nouveau monarque. La raison évidente de ce long écart entre les deux événements est que le royaume doit d'abord terminer la longue période de deuil qui suit la mort du précédent roi. Le couronnement étant une période de joie volontiers fêtée par le peuple, il doit donc avoir lieu après ce deuil national. Ainsi le couronnement d’Elizabeth II eut lieu quinze mois après la mort de George VI.

Le déroulement du couronnement est véritablement établi au Xème siècle lorsque le fils illégitime du roi Knut est élu roi par les nobles afin de légitimer son pouvoir. D’autre part, si les rois des différents royaumes d’Angleterre (avant l’unification de Guillaume le Conquérant) sont couronnés dans des cathédrales diverses comme celles de Winchester ou de Kingston, ceux qui succèdent à Guillaume de Normandie sont couronnés en l’abbaye de Westminster à Londres. La raison du choix de ce lieu plutôt qu’un autre repose sur la présence du tombeau d’Edward le Confesseur, l’un des prédécesseurs de Guillaume qui fut canonisé en 1161. Ainsi en se faisant couronner à Westminster, Guillaume se place dans la lignée de son prédécesseur même si son arrivée sur le trône n’a été possible que grâce à une conquête militaire et non à un héritage paternel. Si le couronnement à Westminster est d’abord une tradition royale, il est ensuite inscrit comme un droit naturel pour chaque souverain britannique.

De plus, si aujourd’hui le roi est couronné par l’archevêque de Canterbury (second personnage de l’Eglise anglicane après le souverain), ce ne fut pas toujours le cas auparavant. En effet, certains monarques furent couronnés par l’archevêque d’York comme Harold II le 6 janvier 1066. Mais le choix de l’archevêque de Canterbury pour couronner le souverain repose sur le fait que l’archevêque était, durant l’époque catholique de l’Angleterre, les terres du primat du pays (plus haut dignitaire ecclésiastique du royaume). A partir de la réforme, Canterbury devient la capitale religieuse anglaise. Par ce titre, son dignitaire ecclésiastique obtient le droit de couronner le souverain. 

En somme, l’onction et le couronnement forment les deux rites principaux du sacre du roi d’Angleterre. Mais cette cérémonie passe également par l’attribution de nombreux objets symboliques donnés par l’archevêque de Canterbury.

 

Les regalia

Le couronnement d’un roi est permis grâce à la présence d’un certain nombre d’objets indispensables.

La couronne de Saint Edward

Cette couronne est une couronne fermée qui est considérée comme ayant été portée par Edward le Confesseur en 1065 et qui fut ensuite utilisée pour le couronnement de Guillaume le Conquérant en 1066. Depuis ce jour, elle fut utilisée pour tous les monarques anglais jusqu’à Henri III (1216-1272). Par la suite elle n'est plus utilisée jusqu’à ce qu’elle soit détruite en 1649 sous ordre d’Oliver Cromwell au début de sa dictature éphémère, comme tous les autres joyaux de la Couronne. Le métal est fondu et les pierres précieuses sont détachées et vendues indépendamment du métal. En 1661, une fois la monarchie rétablie, Charles II demande la reconstitution de cette couronne légendaire pour son couronnement. Ainsi, la couronne de Saint Edward conservée aujourd’hui, n’est en fait qu’une copie de l’originale. Celle-ci n’est portée qu’une unique fois par le souverain durant tout son règne : son couronnement. Elle symbolise aujourd’hui l’autorité royale sur les sujets du Royaume-Uni et les autres royaumes dirigés par le souverain britannique comme le Canada ou l’Australie.

Les sceptres

Lors du couronnement, le roi reçoit également le sceptre, ou plutôt les sceptres. C’est en 871 qu'est mentionnée pour la première fois la présence de deux sceptres dans les mains du roi. Ces sceptres sont en fait ceux d’Edward le Confesseur qui est l’un surmonté d’une croix et l’autre surmonté d’une colombe. Ces deux sceptres sont découverts lorsque le tombeau d’Edward est ouvert en 1774. Depuis ce jour, ces deux sceptres font partis des Regalia de la monarchie britannique, c’est-à-dire l’ensemble des objets symboliques représentant la royauté. La colombe présente sur l’un des deux sceptres représente en fait le Saint-Esprit. Le sceptre à la croix est traditionnellement tenu dans la main droite gantée du monarque. Par ce gant, le roi est prié d'utiliser avec parcimonie ses pouvoirs. Le sceptre à la colombe est quant à lui tenu dans sa main gauche au moment de l’imposition de la couronne.

Le globe

L’utilisation d’un globe lors du couronnement apparaît en 1016 avec le roi Knut. Si aujourd’hui ce globe est en or, orné de pierres précieuses et surmonté d’une croix, il n’en fut pas toujours ainsi. Celui-ci est au départ une simple sphère de métal précieux. La croix n’a été ajoutée qu’à partir du couronnement d’Harold II, successeur d’Edward le Confesseur, en 1066. Il existe également un globe-sphère qui fut créé à partir de Guillaume le Conquérant mais dont l'usage a été abandonné à partir d’Henri VIII. Ce globe-sphère était surmonté d’une tige avec une croix à son extrémité. Il symbolise ainsi le pouvoir religieux du roi.

Les épées

Au sein des Regalia, il existe plusieurs épées : celle de la Justice temporelle, de la Justice spirituelle, de l’Offrande et enfin d’Etat. La plus importante est sans aucun doute l’épée d’Etat. Cette épée fut changée au cours du temps. Mais toutes étaient des épées légendaires ayant appartenues à des personnages singuliers. La première utilisée lors d’un sacre fut celle de Jean sans Terre appelée Curtana qui aurait appartenu au chevalier arthurien Tristan. Le bout de cette épée aurait été cassé lors d’un combat du chevalier et elle fut portée par les rois lors des couronnements jusqu’au XIIIème siècle. L’épée d’Etat utilisée aujourd’hui est elle aussi une épée au bout cassé et elle est sortie de la Tour de Londres que lors du couronnement et des cérémonies d’ouverture du Parlement. L’épée d’Etat symbolise en fait la défense de l’Eglise et du peuple.

L'anneau

Pour symboliser l’alliance spirituelle du souverain avec Dieu ou même l’Etat, le monarque reçoit également un anneau. Cet anneau apparaît au Xème siècle et est donné au roi comme celui offert aux évêques lors de leur intronisation. Chaque souverain doit fournir cet anneau. Le premier anneau utilisé appartenait à Edward le Confesseur. Charles II a fourni un anneau personnel et Elizabeth II a utilisé un anneau appartenant à Guillaume IV.

Le trône de Saint Edward et la pierre de Scone

Depuis 1308, tous les rois d’Angleterre sont couronnés sur le trône d’Edward. Un trône de bois de style gothique entouré de lions dorés fabriqué en 1307 sous ordre d’Edward Ier (1272-1307) afin de conserver la pierre de Scone, une pierre sacrée qui servait aux couronnements des rois d’Ecosse et qui fut rapportée comme butin de guerre par Edward. Mais depuis 1996, la pierre est remise à l’Ecosse qui a demandé sa restitution. Malgré tout, lors du prochain couronnement la pierre devra être restituée dans le trône le temps de la cérémonie. Ce trône est placé au sein du chœur de l’abbaye face à l’autel durant la cérémonie.

Il faut savoir que tous les objets initiaux utilisés pour le couronnement des rois d’Angleterre furent détruis à l’avènement de la République de Cromwell en 1649 hormis un objet : la cuillère utilisée pour l’onction datant du XIIème siècle et qui reste à ce jour le plus vieil objet utilisé lors du couronnement. Pendant cet événement, le souverain obtient également divers vêtements symboliques comme une tunique pourpre, la robe du parlement qui est une longue cape d’hermine et de velours pourpre décorée de dentelles dorées, une tunique blanche pour l’onction ainsi que la Robe royale qui est une mante carrée bordée de soie pourpre et décorée de couronnes argentées, les symboles nationaux et les aigles impériaux en argent dans les quatre coins.

En somme, le couronnement et le sacre des rois d’Angleterre fait aujourd’hui partie intégrante des traditions britanniques malgré les idéaux modernes de notre société qui repoussent tous symboles et sacralité d’un quelconque personnage. Si la sécularisation de la société fit perdre toute sacralité à ce couronnement et davantage à la personne du monarque, le sacre et le couronnement eurent un rôle très important dans l’imposition d’un pouvoir centralisé aux mains du souverain. Par ce sacre, on peut dire que le roi d’Angleterre devenait un véritable Dieu vivant, qui faisait l’objet d’un véritable culte autour de lui, étant adoré de tous. Si le sacre le rendait intouchable et au-dessus de tous, le couronnement imposait son pouvoir sur celui de ses vassaux et de ses sujets. Si la monarchie britannique devient parlementaire au XVIIe siècle, le couronnement et le sacre restent malgré tout en vigueur. De plus, si le couronnement était lié à l’Eglise Catholique romaine, l’apparition de l’Eglise Anglicane au XVIe siècle oblige les contemporains à adapter l’image de cette cérémonie ainsi que celle du roi. Ainsi le roi et cette cérémonie demeurent indissociables même à notre époque.

 

Le couronnement de la reine Elizabeth II en couleur