Les têtes couronnées d'Europe en exil en Angleterre

La monarchie britannique et ses traditions, son décorum et sa dynastie, voilà le trio qui constitue la plus célèbre institution monarchique du monde. Mais c’est un point méconnu de l’histoire britannique que nous vous contons ici. Le Royaume-Uni n’est pas seulement le berceau d’une monarchie millénaire, elle fut aussi la terre d’accueil de bien des têtes couronnées qui fuient leur patrie en proie à des révolutions.

Pour mieux vous faire découvrir cette riche histoire constituée d’une dizaine de destins couronnés, cet article est divisé en deux parties. La première revient sur les épopées de royaux européens, quand la seconde se concentrera sur la vie des monarques français exilés sur le territoire britannique.

 

Les Romanov en exil

Marie Feodorovna de Russie, les malheurs d'une impératrice

Dagmar est une princesse danoise qui vit ses premières années entourée de cinq frères et sœurs. Quatrième enfant du roi Christian IX de Danemark, Dagmar doit suivre la politique matrimoniale de son père qui se sert de sa descendance pour nouer des liens politiques et diplomatiques puissants. Quand sa sœur aînée Alexandra doit épouser le futur roi Edward VII du Royaume-Uni en 1863, elle prend quant à elle les voiles vers Saint-Petersbourg où l’attend son futur époux. Pour sa fille, Christian IX a négocié avec le tsar Alexandre II une union des plus arrangées. Dagmar part unir son destin à celui du tsarévitch Nicolas. Mais ce dernier meurt prématurément en 1865. Elle épouse donc l’année suivante le frère cadet de ce dernier. Ce jour-là elle se convertie à l’orthodoxie et prend le nom de Marie Feodorovna.

Avec le grand-duc Alexandre, elle a six enfants, dont cinq arriveront à l’âge adulte. Belle et populaire, elle dénote face à la figure écrasante de son époux qui monte sur le trône de Russie en 1881. Elle consacre alors son temps à sa famille, à des œuvres de charité et sa vie mondaine. Fort soutien de son époux, elle est aussi très proche de ses enfants, en particulier de son fils aîné Nicolas. Ce dernier doit succéder à Alexandre III en 1894.

Nicolas II règne sur un empire qui connaît une forte croissance économique et industrielle. Les mutations sociales, culturelles et économiques de la Russie du début du XXe siècle sont rapidement ingérables pour le tsar, d’autant que les revendications politiques s’accumulent. À la suite d’une accumulation de catastrophes telles que la défaite de la Russie face au Japon en 1905, une ébauche de régime parlementaire, et une accumulation de défaites pendant la Première guerre mondiale, la révolution naît en Russie en 1917. Nicolas II abdique en mars de la même année alors qu’un gouvernement provisoire prend les rênes du pouvoir.

Alors que l’ancienne famille impériale vit prisonnière des révolutionnaires, pour Marie Feodorovna l’avenir se joue hors de Russie. Elle refuse pendant deux années de quitter son pays mais sa sœur Alexandra insiste. Aux yeux de la reine douairière d’Angleterre, rien n’est plus important que la vie de sa chère sœur. En 1919, Marie Feodorovna embarque à contre-cœur à bord du cuirassé HMS Marlborough que lui a envoyé son neveu le roi George V. Par la ténacité d’Alexandra, l’ancienne impératrice de Russie échappe au sort funeste de son fils qui avait été assassiné avec sa famille en 1918.

Le navire l’emmène à Londres où elle retrouve enfin Alexandra. Les deux sœurs sont très proches. Ensemble, elles posent pour de nombreux clichés, la passion d’Alexandra pour la photographie l’emporte. La mère de George V aide Marie à affronter le deuil d’une grande partie de sa famille. Mais l’ex-impératrice est en mal de popularité. Elle a du mal à vivre dans cette Angleterre dévouée à sa famille royale et qui la place au second plan. Elle décide finalement de quitter Londres et la Marlborough House qui vit ses heures d’exil anglais pour retourner au Danemark où elle vit près de Copenhague.

Mais en 1925, sa sœur préférée Alexandra rend son dernier souffle. La peine est trop grande pour l’ancienne impératrice de 78 ans. Elle meurt à son tour deux ans plus tard après avoir survécu à quatre de ses six enfants.

 

Xenia Alexandrovna, survivre malgré tout

La grande-duchesse Xenia naît en 1875. Première fille d’Alexandre III et de Marie Feodorovna, elle est entièrement dévouée à l’autorité de son père, puis de son frère Nicolas lorsqu’il monte sur le trône. Proche de Nicolas II, elle épouse malgré tout son cousin Alexandre Mikhaïlovitch en 1894 avec qui elle a sept enfants. Le fait que Xenia donne naissance à de magnifiques garçons en bonne santé est source de conflits avec la tsarine Alexandra qui n’arrive pas à donner d’héritier à la Couronne. Quand naît enfin le tsarévitch Alexis en 1904, il s’évère qu’il est hémophile.

Quand Raspoutine entre dans l’entourage impérial, Xenia est l’une des premières à s’indigner de son influence sur le tsar et son épouse. C’est finalement le gendre de Xenia, le prince Felix Youssoupov, qui assassine le mystique diabolique en 1916.

Alors que la révolution fait rage, elle part avec toute sa famille rejoindre sa mère en Crimée. Finalement, lorsque le cuirassé britannique vient les secourir en 1919, elle part avec sa mère continuer sa vie en Angleterre.

Elle prend possession d’un cottage à Hampton Court où elle vit modestement, consacrant son temps à ses enfants. A la mort de sa mère en 1928, elle hérite de ses bijoux qu’elle avait réussi à sauver lors de leur départ. Etant dans le besoin pour continuer un semblant de vie mondaine, elle vend ses bijoux au couple royal britannique. Ainsi, tiares, colliers et autres pierres précieuses font leur entrée dans la collection des Joyaux de la Couronne. Xenia rend finalement son dernier souffle le 20 avril 1960 dans sa demeure londonienne.

 

Manuel II de Portugal, l'ami de l'Angleterre

Février 1908, le roi Carlos Ier de Portugal, son épouse Amélie et leurs fils, arrivent sur la place du Commerce de Lisbonne après avoir passer quelques jours au palais de Pena. Le roi et son héritier Louis-Philippe sont brutalement assassinés par des révolutionnaires républicains. Pour succéder au monarque de 44 ans, il ne reste qu’un jeune homme de 19 ans qui ne fut jamais préparé pour monter un jour sur le trône.

Manuel II est né le 15 novembre 1889. Second fils du couple royal, son éducation est celle d’un jeune prince qui devra simplement représenter son père puis son frère à travers le Portugal. Une fois devenu roi, son inexpérience le pousse à se reposer sur l’intelligence et l’expérience de sa mère Amélie. Proche de la famille royale britannique, il est fait chevalier de l’ordre de la Jarretière en 1909 lors de son unique visite en Angleterre en tant que souverain. Toute sa vie, il était fier d’afficher ses insignes de l’ordre qu’il considérait comme le plus important qu’il ait reçu. Mais en 1910, une révolution éclate. Il est obligé de fuir à Gibraltar, possession britannique, avant de poser le pied au Royaume-Uni. Pendant ce temps, le Portugal proclame la république.

Le roi déchu trouve refuge en Angleterre où George V lui offre l’asile. Il élit domicile à Twickenham, dans la banlieue sud de Londres, là où sa mère a vu le jour 45 ans plus tôt. Manuel s’entoure alors presque exclusivement de Portugais. Actif dans la vie locale de Twickenham, Manuel ne reste pas inactif en espérant que les tentatives de restauration de la monarchie portugaise aboutissent.

En 1912, il épouse sa cousine la princesse Victoria de Hohenzollern, mais le couple n’eut jamais d’enfants. Ensemble, ils participent aussi à la vie de cour du Royaume-Uni. En 1911 par exemple, il est invité à prendre part à la cérémonie de l’ordre de la Jarretière. Il est aussi là lors de l’inauguration la même année du mémorial à la reine Victoria qui fait face au palais de Buckingham. Son amitié avec George V lui permit de sauvegarder une existence publique. Mais en privé, l’ex-monarque se consacre à l’étude de la littérature. Il écrit ainsi plusieurs traités sur la littérature médiévale et renaissance au Portugal. Pendant la Première guerre mondiale, le patriote ressurgit, suppliant de l’accepter parmi les rangs de l’armée portugaise.

Homme lettré et mondain, sa vie fut pourtant de courte durée. Manuel II meurt prématurément en 1932 à l’âge de 42 ans à Twickenham d’un œdème trachéal. George V pleure alors un ami qu’il avait soutenu dans ses malheurs et encouragé dans ses convictions.

 

Michel Ier de Roumanie, l'ami d'enfance du prince Philip

Roi par deux fois, Michel Ier de Roumanie eut une vie bien mouvementée, à l’image de l’histoire de son pays. Né en 1921, il accède au trône une première fois en 1927 à l’âge de 5 ans alors que son père Carol avait renoncé à ses droits pour partir vivre avec sa maîtresse en France. Trop jeune pour régner, son oncle régente le royaume. Mais deux ans et demi après son accession, son père revient en Roumanie, bien décidé à reprendre ses droits. Il se proclame lui-même roi en 1930 et désigne Michel comme prince héritier.

Carol II mène une véritable guerre civile contre les mouvements extrémistes. Mais après dix ans de règne, il est forcé d’abdiquer après un coup d’Etat mené par le maréchal pronazi Ion Antonescu. En lieu et place de Carol, Antonescu désigne Michel comme le nouveau roi de Roumanie. Il pense que ce jeune homme de 18 ans sera plus facilement manipulable, mais il n’en est rien. Michel finit par faire arrêter Antonescu en 1944. Dès la fin de la Seconde guerre mondiale, les Soviétiques envahissent la Roumanie et obligent Michel Ier à abdiquer, sous peine de voir fusillés un millier d’étudiants monarchistes. Le jeune roi abdique alors en décembre 1947 pour prendre le chemin de l’exil.

Un mois plus tôt, il avait été invité au mariage de son grand-oncle - bien qu'ils n'aient que quelques mois d'écart - et ami Philip avec la princesse héritière du Royaume-Uni Elizabeth. Au cours de la cérémonie, le jeune roi rencontre la princesse Anne de Bourbon-Parme qu’il épouse ensuite en 1948.

Pendant un demi-siècle, Michel erre dans toute l’Europe. Le gouvernement roumain lui retire même ses biens et sa nationalité. Après avoir vécu en Italie et en Suisse, Michel et Anne se tournent ensuite vers le Royaume-Uni. En 1950, ils louent une maison dans le Hampshire. Leur exil anglais dure six années durant lesquelles Michel peut profiter de son amitié avec le prince Philip. Il assiste même au couronnement d’Elizabeth II en 1953.

Après avoir eu cinq filles, le couple voit leurs droits roumains progressivement restitués. Michel retourne en Roumanie en 1992 à l’occasion de la fête de Pâques au beau milieu d’une liesse populaire. Le succès de cette visite effraie la république roumaine qui l’interdit de nouveau de séjour. C’est seulement en 1997 que l’ancien roi reçoit un passeport roumain et réintègre son pays. Ses biens sont mêmes restitués en 2001.

Malgré l’exil, Michel fut de toutes les festivités royales d’Angleterre. Il est invité aux mariages et autres jubilés qui rythment l’histoire de la monarchie britannique. On le voit par exemple poser sur le portait des chefs d’Etat présents lors du jubilé de diamant en 2012. Michel meurt en 2017. Lors de ses funérailles, Elizabeth II et son époux envoient le prince de Galles pour les représenter. Sa présence ne cache rien des rapports amicaux qu’entretenaient le couple royal et l’ancien souverain roumain.

 

Constantin II de Grèce, sous la protection d'Elizabeth II

Constantin naît en 1940 alors que les forces de l’Axe envahissent la Grèce. Sa famille n’a d’autre choix que de s’exiler en Afrique du Sud en attendant la fin du conflit. De retour en Grèce en 1946, il devient l’année suivante prince héritier quand son père monte sur le trône. Tout comme le prince Philip, Constantin est éduqué selon principes spartiates de Kurt Hahn. Athlétique, le sport est sa passion. Mais il est aussi initié à la vie politique grecque. Il épouse la princesse Anne-Marie du Danemark en 1964, juste après son accession au trône hellénique. Alors qu’il doit affronter une grave crise politique dans son pays, ainsi que la crise de Chypre, le pouvoir de Constantin II est déstabilisé. Il est victime d’un putsch militaire en 1967. Pour calmer les esprits, il choisit la voie de la collaboration, jusqu’à ce qu’il tente un contre-coup d’Etat le 13 décembre suivant. Mais son initiative échoue. La monarchie est maintenue, mais le pouvoir reste aux mains de l’armée.

En 1973, Constantin II finit par partir en exil au Danemark, le pays de son épouse. L’année suivante, c’est finalement au Royaume-Uni qu’il décide de s’installer avec son épouse et leurs trois enfants. Pendant ce temps, le régime des colonels tombe au profit d’une république. Constantin et sa famille demeurent ainsi en exil.

En tant que souverain légitime détrôné, il bénéficie de la protection d’Elizabeth II et continue à être invité à tous les grands événements du gotha comme le mariage du prince Charles et de la princesse Diana. A Londres, il ne reste pas inactif. En 1980, il fonde le collège hellénique de Londres pour fournir à ses enfants une éducation de qualité dans la langue grecque. Ses fils ont même le droit de suivre une formation militaire au Royaume-Uni pendant deux ans en tant que fils d’ancien souverain. Depuis son bureau de l’hôtel Claridge’s, il rencontre des personnalités grecques et étrangères et répond aux courriers de ses sympathisants.

Mais finalement, après avoir obtenu la restitution de ses biens confisqués par l’Etat grec, il retourne vivre définitivement en Grèce en 2013. Il vit ainsi ses vieux jours entouré de ses enfants et ses petits-enfants.