La Magna Carta, la paix conditionnelle de Jean sans Terre

Magna Carta, ce nom sonne comme la représentation ancienne d’un pouvoir monarchique anglais puissant aux oreilles de nombre d’entre nous. Pourtant, ce document qui appartient désormais aux nombreux textes de lois qui forment la Constitution non-écrite du royaume d’outre-Manche tire son origine dans un contexte troublé par une monarchie chancelante. Au cours du temps, cette longue charte vit ses finalités changées au gré des mutations politiques du moment. Si la Magna Carta permet d’imposer un encadrement durable aux pouvoirs parfois trop grands des souverains anglais, son utilité initiale est toute autre. La Magna Carta reste intimement liée au destin peu connu d’un souverain anglais à l’image diabolisée par le temps qu’il est nécessaire de comprendre. Saisir l’histoire de Jean sans Terre, c’est comprendre finalement la naissance de cette charte huit fois centenaire et pourtant si d’actualité.

Le prince de l'ombre

Jean Plantagenêt naît le 24 décembre 1166 à Oxford. Cinquième fils du roi Henri II d’Angleterre et d’Aliénor d’Aquitaine, Jean n’est pas destiné à régner. Il semble qu’une carrière ecclésiastique se présente d’abord à lui. Peu enclin à se diriger vers la politique, le jeune prince demeure dans l’ombre de ses frères aînés. Pour autant, en cette fin de XIIe siècle les règles de succession au trône anglais ne sont pas réellement définies. Curieusement, la primogéniture masculine ne va pas de soi. Le roi peut encore choisir son successeur de son vivant. En cela, les chances de régner pour Jean semblent une réalité. Dans les années 1170, de nombreux Anglais pensent qu’Henri II partagera son empire, qui s’étend sur des territoires vassaux du roi de France, entre ses fils. Aliénor est consciente de ce fait. Au cours des jeunes années de Jean, la reine-consort ne cesse de comploter avec ses fils aînés contre le trop imposant pouvoir de son mari. Mais Henri réussit à faire taire cette rébellion fraternelle au prix de l’emprisonnement de son épouse en guise de punition. Pour régler les problèmes de succession, Henri II offre des terres à ses fils… hormis Jean. Jean sans Terre est né.

Henri II et son fils Richard affronte son fils aîné Henri le Jeune en 1183 sur la question du statut de l’Angleterre, de la Normandie et de l’Aquitaine. Il est alors prévu que Richard devienne roi d’Angleterre, Geoffrey deviendrait duc de Bretagne et Jean obtiendrait le duché d’Aquitaine, anciennement occupé par Richard. Mais ce dernier n’est pas décidé à abandonner son duché au profit de son frère cadet. Une guerre fraternelle éclate et se termine difficilement un an plus tard. La famille Plantagenêt reste extrêmement divisée. En 1185, Henri II veut faire de Jean le nouveau roi d’Irlande, mais le prince est peu populaire et peine à s’imposer sur l’île voisine. Le temps de la mise en avant de Jean n’est pas encore là. En 1187, Richard affronte de nouveau son père. Si Jean est d’abord favorable au camp de son père, il finit par se ranger vers celui de son frère qui sort vainqueur de ce conflit en 1189.

Henri II Plantagenêt meurt en septembre 1189. Richard lui succède sur le trône d’Angleterre. Jean obtient de nouvelles terres en échange de son allégeance envers son frère qui part en croisade. Cependant, il n’est pas désigné comme régent du royaume. A l’inverse, Richard nomme son neveu de 4 ans Arthur comme héritier de la Couronne. L’Angleterre est alors dirigée par un Conseil de politiciens qui profitent de leur position pour augmenter leur influence. Jean s’insurge. Il est décidé à récupérer la place qu’il considère comme lui revenant de droit. Il se présente comme le régent du royaume et prend les armes contre le Conseil. En 1191, des rumeurs funestes arrivent de Terre Sainte. Richard aurait perdu la vie au cours de la croisade. Pour assoir son pouvoir dans ce contexte trouble, Jean négocie avec le roi de France un mariage avec Adèle de France, sœur de Philippe II. Finalement, un conflit entre partisans de Jean et fidèles de Richard Ier éclate en 1194. Mais les rumeurs qui entouraient une possible mort de Richard s’avérèrent inexactes. Le roi rentre en Angleterre en mars 1194 après avoir été capturé par le duc d’Autriche et emprisonné Dürnstein. Il pardonne son frère mais lui confisque la plupart de ses terres. Jean sans Terre est de retour.

 

Une accession au trône difficile

Richard Cœur de Lion meurt tragiquement le 6 avril 1199 au cours du siège du château de Châlus. Deux prétendants se présentent alors pour lui succéder. D’abord Arthur de Bretagne, qui avait été désigné comme successeur de Richard neuf ans plus tôt, puis Jean, dernier frère vivant de Richard. Jean se presse à l’abbaye de Westminster pour être couronné, mais les querelles demeurent. Les deux hommes prennent les armes et s’affrontent en France. Arthur s’allie à Hugues IX de Lusignan qui voit sa fiancée, Isabelle de Gloucester, enlevée par Jean qui désire l’épouser. Hugues se plaint à leur suzerain commun, Philippe II de France, de ses agissements. Philippe Auguste convoque Jean à Paris en 1202. Jean refuse de se présenter à Philippe II et voit ses possessions françaises confisquées. Le roi de France s’attribue la Normandie et offre le reste de ces territoires à Arthur Plantagenêt.

Jean déclare la guerre à son suzerain pour retrouver ses terres disparues, notamment la Normandie. Il est décidé à éliminer définitivement cette rivalité trop encombrante d’Arthur. En avril 1206, Arthur meurt dans des circonstances mystérieuses. La majorité des historiens s’entendent sur un point. Arthur aurait été exécuté sur ordre de Jean. Cette possibilité naît dès la mort du neveu de Jean. Nombreux sont les Anglais qui s’insurgent face à un tel acte. Ils ne peuvent accepter le meurtre brutal d’un jeune homme de 16 ans seulement. Jean voit sa popularité chuter. Il est désormais vu comme un homme déterminé à tous les artifices et à tous les crimes pour accéder au trône et imposer son pouvoir. Malgré tout, le conflit franco-anglais tourne à l’avantage de Philippe Auguste. En 1204, le roi de France contrôle toutes les forteresses appartenant à Jean. Seule l’Aquitaine reste sous l’égide anglaise.

 

Une déception grandissante

Pour gouverner, Jean s’entoure d’une cour qui exclue les barons anglais. Mécontents, certains n’hésitent pas à exprimer brutalement leur point de vue. Jean réagit par une fermeté qui fait défaut aux prétentions de ces nobles. De plus, ces barons n’acceptent pas cette défaite cuisante qu’incombe le roi de France à Jean. Pour financer cette guerre franco-anglaise, Jean impose une taxation inacceptable aux yeux des barons.  De plus en plus déconsidéré, Jean s’allie néanmoins à des princes flamands et français et à l’empereur du Saint-Empire romain germanique pour affronter à nouveau Philippe Auguste en juillet 1214 à Bouvines. Philippe Auguste sort victorieux de cette bataille qui voit son influence se renforcer durablement. Jamais le royaume de France n’avait été aussi puissant. Au sortir de ce conflit, la France sauvegarde les territoires anglais sur le continent. Jean perd finalement toute crédibilité face à des barons en colère. 

Vis-à-vis de l’Eglise, les relations ne sont pas moins tendues. En Angleterre, il était devenu coutumier que la nomination du nouvel archevêque de Canterbury, numéro deux de l’Eglise en Angleterre, soit attribué au roi. Un choix qui devait être approuvé par les moines de Canterbury. Exclus, les évêques d’Angleterre estimaient avoir le droit d’intervenir. Pour garder le contrôle sur cette nomination, les moines désignent l’un des leurs. Déterminé à ne pas abandonner ce privilège, Jean désigne son propre candidat qu’il envoie au pape Innocent III. Le souverain pontife déclare invalide les deux nominations au profit de son propre candidat. Offusqué, Jean fait exiler tous les moines de son royaume. Innocent III n’hésite pas. Il gête l’interdit sur l’Angleterre et excommunie Jean sans Terre en 1209. Trois ans plus tard, le pape ose soutenir Philippe Auguste dans son projet d’invasion de l’Angleterre. Pour retrouver une image favorable aux yeux du pape, Jean a une unique solution : accepter le candidat pontifical et rappeler les moines exilés. Jean ne s’arrête pas à ces conditions. La même année, il fait de l’Angleterre et de l’Irlande des territoires pontificaux. La mainmise du pape sur les îles d’outre-Manche s’agrandit peu à peu. Face à cette décision qui rend ces territoires à l’état de soumission au pouvoir du pape, la colère des barons anglais ne cesse d’augmenter.  

 

Quand une rébellion accouche d'un renouveau monarchique

Nous sommes en mai 1215 lorsque vingt-cinq barons anglais décident de prendre les armes contre leur suzerain. Le roi réussit à retenir en otage certains récalcitrants sans parvenir à mettre fin à cette rébellion. Au début du mois, Jean a du mal à faire face à cette coalition de barons. Le 17 mai, ils prennent la ville de Londres, siège des lieux de pouvoir du royaume. Ces hommes armés veulent un retour à l’ordre ancien, la libération des otages, le respect des droits donnés à la noblesse, la reconnaissance des franchises ecclésiastiques et bourgeoises, et le contrôle de la politique fiscale par l’établissement d’un Grand Conseil. En somme, le contrôle du pouvoir monarchique doit s’imposer. Jean voit sa notoriété faiblir. Pour retrouver ses pouvoirs, il n’a pas le choix. Il doit accepter une proposition de paix hostile à sa personne.

Le 15 juin 1215, Jean sans Terre adopte une charte aux conditions diverses. Un mois plus tard, ce document appelé à être surnommé la Magna Carta en référence à sa longueur exceptionnelle est signé par un monarque obligé. Constituée de parchemins d’agneau écrit à la plume trempée dans l’encre de galle et scellée par le Grand Sceau du royaume, la Magna Carta demeure un document exceptionnel et appelé à perdurer. Bien que demandé et imposé par les barons à Jean sans Terre, ces derniers ne sont pas directement cités parmi les lignes de cet acte rédigé en continu dans un latin extrêmement abrégé.  

Par cette charte, Jean sans Terre s’engage tout d’abord à sauvegarder les libertés de l’Eglise, des comtes, des barons et des villes de son royaume. Désormais, il ne peut intervenir dans les règles de succession de la noblesse à la propriété. Il accepte, bon gré mal gré, de se soumettre à l’éventuel veto d’un Grand Conseil composé des vingt-cinq barons, notamment sur la question des impôts. Jean est alors obligé de prêter serment de fidélité à ce conseil qui peut contrer à sa guise toutes ses volontés. Enfin, il accepte d’abandonner son droit d’emprisonner sans jugement tout individu qu’il pense condamnable. Ainsi naît l’Habeas corpus. Le but premier de la Magna Carta est donc de faire disparaître les abus de pouvoir exprimés par Jean sans Terre et ses prédécesseurs. Mais les finalités de la grande charte ne s’arrêtent pas là.

Cependant, aucun des protagonistes qui signèrent cette charte se décide à la respecter. Les barons pensent que le roi n'acceptera pas le conseil et qu'il contestera la légalité de la Charte. Pour siéger au sein de ce conseil, les plus radicaux de ces barons sont choisis. Londres reste également sous le joug de ces rebelles. Par l’accord de 1213, le pape est devenu le suzerain du roi d’Angleterre. De ce fait, Jean demande l’appui du souverain pontife. Innocent III s’exécute et déclare la charte « non seulement honteuse et dévalorisante mais également illégale et injuste ». Le pape n’hésite pas à excommunier les barons récalcitrants. La signature de cette charte est d’abord un échec puisqu’une guerre entre Jean et les barons anglais éclate. Néanmoins, au cours du temps, le texte réussit à se rendre indispensable.

 

La Magna Carta, loi perpétuelle de la monarchie britannique

Si la Magna Carta permit de sauver une monarchie en proie à l’effondrement, elle fit également naître une nouvelle conception du régime monarchique. Désormais, le roi ne pourra plus agir à sa guise en terre anglaise. Au cours du temps, cette charte réussit à subsister jusqu’à nos jours. Néanmoins, au gré des bouleversements politiques du temps, la Magna Carta connut des changements progressifs.

Dès février 1225, la Magna Carta connaît la promulgation d’une version condensée qui sera confirmée qu’en 1297. Peu de changements lui sont alors apportés. Il faut attendre 1354 pour voir un apport notable à la charte. Edward III apporte les notions d’égalité universelle devant la loi et de droit à un procès équitable, élargissant de ce fait l’étendue de son influence.

Mais au déclanchement de la guerre des Deux Roses en 1455, la Magna Carta tombe en désuétude. Les changements institutionnels du temps ne permettent pas à la Grande Charte de perdurer. Les monarques Tudor qui règnent sur l’Angleterre à partir de 1485 veulent un pouvoir monarchique puissant. La préservation d’un acte qui limite les pouvoirs du souverain est inconcevable. Désormais, la volonté du monarque fait foi de loi. Un autoritarisme qui tend à l’absolutisme en somme. Cette conception du pouvoir monarchique prend fin en 1649, au terme d’une révolution sanglante, alors que Charles Ier Stuart est décapité. La monarchie est remplacée par une République appelé à se muter en un Protectorat dirigé par Oliver Cromwell. La promulgation en 1628 de la Pétition des droits, qui fixe les libertés imperceptibles des sujets devant le roi, permet enfin à la Grande Charte de sortir de l’oubli. Les partisans d’une monarchie constitutionnelle érigent la Magna Carta comme un symbole de la limitation des pouvoirs du monarque.

La monarchie est finalement restaurée en 1660. Arrivé au pouvoir, Charles II n’a d’autres choix que d’accepter la restauration de cette charte du XIIIe siècle. L’Habeas Corpus qu’elle contient symbolise désormais une justice véritable qui bannis l’arbitraire et reconnaît les libertés individuelles. La séparation des pouvoirs peut s’instaurer en Angleterre. L’exécutif reste aux mains du monarque, mais le pouvoir législatif revient au Parlement, tandis que le pouvoir judiciaire revient à une Haute Cour de justice. La Magna Carta offre ainsi les bases durables d’une monarchie parlementaire qui s’impose de plus en plus en Angleterre.

Dès lors, la Grande Charte ne cesse d’être reproduite et complétée. En 1759, William Blackstone réorganise la Magna Carta. Jusque-là, la charte est un document dénué de ponctuation, avec une écriture continue. Le jurisconsulte britannique décide de diviser la charte en soixante-trois articles. Ainsi, la Magna Carta devient plus lisible et visible pour un régime constitutionnel qui se développe et met un point d’honneur à sauvegarder cette loi.

 

La Magna Carta possède aujourd’hui encore une part intégrante dans la Constitution britannique. Louée par de nombreux sujets de Sa Majesté, ce texte de loi né au cœur du Moyen Age permit de faire apparaître une nouvelle conception des pouvoirs d’un monarque aux ambitions parfois trop vastes. Le destin de Jean sans Terre ne peut être détaché de cette charte aux conséquences non négligeables pour l’avenir de la monarchie anglaise. Presque malgré lui, en signant ce document, Jean sans Terre réussit à préserver un régime monarchique fragile sur les Îles britanniques. La Magna Carta reste l’un des manuscrits les plus importants de l’histoire européenne, ce qui lui vaut un intérêt grandissant de la part des Britanniques. De nos jours, il reste uniquement quatre exemplaires originaux. Deux sont exposés à la Bibliothèque britannique de Londres, l’un d’entre eux demeure au château de Lincoln, et un autre en la cathédrale de Salisbury dans le Wessex. Un engouement qui démontre l’importance de cet acte unique au monde en somme.