La reine Victoria et l'impératrice Eugénie - une amitié impériale

30 janvier 1853. Sous les voûtes millénaires de la cathédrale Notre-Dame de Paris, l’Empereur Napoléon III unissait son destin à celui d’Eugénie de Montijo. Si l’union de l’Empereur avec cette Espagnole issue d’une famille non-régnante n’enchante guère la cour impériale, sa beauté fit l’unanimité. Le charme, la splendeur et le charisme d’Eugénie vont même jusqu’à conquérir le cœur de la plus puissante souveraine de son temps. Entre l’Impératrice Eugénie et la Reine Victoria, une amitié pleine de tendresse et de compassion vit le jour, au grand dam de la politique européenne.

 

1855, rencontre royale et impériale obligée

Napoléon III est un souverain en manque de légitimité. Pour consolider son pouvoir en tant qu’Empereur, après son coup d’Etat de 1851, il a besoin de la reconnaissance des puissances étrangères. En ce début de décennie, il doit aussi trouver des alliés pour sa guerre contre la Russie qu’il a débuté en Crimée en 1853. C’est dans ce contexte politique tendu, qu’il choisit de se tourner vers le Royaume-Uni. Pour les Britanniques, la conquête des Balkans par les Russes verrait la route des Indes par le Proche-Orient bloquée à leurs navires. L’alliance est ainsi officiellement signée et fait entrer la Grande-Bretagne dans la guerre de Crimée.

Outre-Manche, la Reine Victoria soutient farouchement cette guerre contre ce peuple russe qu’elle considère comme barbare. A l’inverse, son époux le Prince Albert n’apprécie guère cet Empereur dont la réputation d’aventurier le précède. Mais pour faire changer d’avis Napoléon III qui souhaite se rendre sur le front pour diriger les opérations, le couple royal doit rencontrer le couple impérial.

Le 17 avril 1855, Napoléon III et Eugénie traversent la Manche et sont accueillis par le Prince Albert à Douvres. Si l’Empereur pose le pied en territoire connu – il avait vécu quelques années en Angleterre pendant son enfance et suite à ses nombreux coups d’Etat manqués –, l’Impératrice effectue sa première visite officielle à l’étranger depuis son mariage. Le couple impérial est reçu au château de Windsor, berceau de la monarchie britannique. Dès les premiers instants, la Reine tombe sous le charme de l’Empereur qui lui fait un élégant baisemain. « J’embrassai ensuite l’Impératrice, très douce, très gracieuse et visiblement très émue. » Napoléon III charme la Reine alors que le Prince Albert s’entretient volontiers avec Eugénie, ce qui ravit son épouse.

Au programme : bals, visite du Crystal Palace de Londres, remise de l’ordre de la Jarretière à Napoléon III et réunions de guerre. Victoria décrit Eugénie comme « une très charmante, aimable créature, pleine de tact aussi, mais naturelle dans ses façons. » Si les deux souveraines sont différentes en bien des points, elles s’entendent à merveille. Avant d’embarquer pour Paris, Eugénie offre à Victoria un porte-bouquet en diamants, perles et rubis. Un geste « tout à fait touchant », selon les propres mots de Victoria, qui devient le symbole de cette rencontre diplomatique exceptionnelle et d’une amitié naissante.

 

Une amitié pour une alliance

Entre les deux femmes, une correspondance voit le jour. Victoria se souvient de leur rencontre comme « un rêve, un rêve brillant, réussi, agréable ». Les couples régnants s’entendent si bien qu’ils ne tardent pas à se retrouver.

En août 1855, Victoria, Albert et leurs deux aînés arrivent à Paris. Pour Victoria, Napoléon III a organisé des festivités grandioses. Outre une réception à l’Hôtel de Ville et aux Tuileries, l’Empereur organise une visite de la Reine au tombeau de l’ancien ennemi des Îles britanniques devant lequel elle s’agenouille. Un bal splendide se tient aussi à Versailles. Rien n’est trop beau pour leurs amis britanniques, au point que Napoléon III fait aménager des appartements selon les goûts de la souveraine au château de Saint-Cloud. Depuis la fenêtre de sa chambre, Victoria dessine des aquarelles du parc du domaine qu’elle garde en souvenir de ce voyage extraordinaire.

Alors que Victoria est déjà maman de huit enfants, Eugénie peinait à donner naissance à l’héritier que l’Empereur attendait. Elle l’avait conseillé pour tomber enceinte au plus vite et lui avait recommandé de consulter son gynécologue lors de leur visite à Windsor. Dans l’intimité d’un salon des Tuileries, Eugénie lui avoue l’un de ses secrets : elle est enceinte. L’amitié entre les deux femmes devient réelle. Gage d’attachement à Eugénie, Victoria lui offre un bracelet qui contient des mèches de ses cheveux avant de rentrer en Angleterre.

Après avoir donné naissance au Prince impérial en mars 1856, Eugénie arrive avec son époux à Osborne House sur l’île de Wight le 6 août 1857. Cette visite secrète du couple impérial dans le domaine privé du couple royal permet de laisser s’exprimer leur amitié en-dehors de la vie publique. Voilà une année seulement que la guerre de Crimée s’est achevée par une victoire sur la Russie. Les deux femmes passent tout leur temps ensemble alors que leurs époux parlent de politique. Pour garder un souvenir personnel de cette semaine, Victoria dessine sept portraits de l’Impératrice à la plume et à l’encre. Au-delà de tout contexte officiel, cette visite qui scandalisera les gouvernements des deux pays permet aux deux couples de vivre une dernière fois leur amitié avant que ne s’annonce un avenir plus sombre.

 

Victoria au secours d’Eugénie

Le 16 septembre 1860, la Duchesse d’Albe rend son dernier souffle à Paris alors que le couple impérial est en Algérie. Profondément touchée par la disparition de sa sœur aînée, l’Impératrice ressent le besoin de fuir ses obligations. Elle part en Ecosse, terre de ses ancêtres maternels, pour se ressourcer sous le pseudonyme de « Comtesse de Pierrefonds ». Avant de rentrer à Paris, Eugénie se rend à Windsor pour chercher le réconfort de Victoria qui trouve les mots pour rassurer l’Impératrice. « Elle était très en beauté mais très triste et en parlant de sa santé et du retour d’Alger, elle se mit à pleurer… »

Dix ans plus tard, Napoléon III déclare la guerre à la Prusse. Un conflit qui se veut fatal. L’Empereur est défait et capturé par les armées prussiennes à Sedan. Alors que la foule s’empare du palais Bourbon, Eugénie est sauvée in extrémis par son dentiste américain qui organise sa fuite en Angleterre. Ce 4 septembre 1870 commence pour elle une nouvelle vie d’exil.

Victoria apprend l’arrivée d’Eugénie à Hastings six jours plus tard. C’est elle qui fait les premiers pas vers l’Impératrice. Elle lui écrit : « Votre Majesté me permettra de lui répéter que je pense souvent à Elle dans ce temps d’affreuse épreuve pour Elle et pour tout ce qui lui est cher ». L’ex-Impératrice loue une somptueuse demeure géorgienne de Chislehurst nommée Camden Place où elle attend des nouvelles de son époux. Le 30 novembre suivant, la Reine Victoria, accompagnée de sa fille cadette Béatrice, vient la réconforter dans son malheur. Elle note que « son visage est marqué par des traits d’une tristesse profonde et elle a eu fréquemment les larmes aux yeux ». Une semaine plus tard, Eugénie vient à Windsor « très nerveuse […] et touchante dans sa douceur et sa résignation ». Voilà neuf ans que Victoria s’est enfermée dans ses palais dans un veuvage excessif après la disparition subite de son très cher Albert. Les deux femmes se comprennent. Ce jour-là, la Reine emmène Eugénie au mausolée de Frogmore qu’elle a fait élever en mémoire de son époux tant aimé.

Finalement, Napoléon III arrive à Camden Place le 19 mars 1871. Victoria leur rend visite un mois plus tard pour fêter les 63 ans de l’Empereur. En 1872, la Reine va jusqu’à les inviter à une réception à Buckingham Palace en l’honneur du Prince de Galles, au mépris de l’avis du gouvernement britannique et de la France républicaine. Mais la vie familiale en exil est de courte durée. L’ancien souverain rend son dernier souffle deux ans plus tard. La Reine vient soutenir l’Impératrice qui sait trouver les mots justes et les silences réconfortants. « Ce fut une bien mélancolique visite et je revois sans cesse le triste visage de l’Impératrice. » Victoria offre un tombeau de marbre noir pour la dépouille de Napoléon III qui repose provisoirement à Chislehurst, mais n’assiste pas aux funérailles pour ne pas froisser la République française.

 

Le Prince impérial, un Français so British au service de la Reine Victoria

Eugénie prend en main l’éducation de son jeune fils. Louis-Napoléon se sent bien sur ces îles, mais le retour de l’Empire repose sur ses frêles épaules. Encouragé par sa mère, « Loulou », comme le surnomme Eugénie, veut servir ce pays qui les a sauvés d’un destin funeste.

La Reine Victoria apprécie beaucoup le jeune Prince. Elle le décrit ainsi comme « un gentil garçon, mais petit de taille et trapu. Il a les yeux de sa mère mais à part cela je crois qu’il ressemble à l’Empereur ». Elle lui accorde le droit d’entrer à l’Académie royale militaire de Woolwich. La Reine ne manque pas de compliments sur les résultats scolaires du fils d’Eugénie : « Vous devez être très fière […] de l’entendre loué non seulement pour ses études mais aussi pour son comportement exemplaire ».

Victoria souhaite que sa fille cadette Béatrice reste auprès d’elle. Elle empêche tous projets de mariage. Mais à ses yeux, seule une union avec le Prince impérial viendrait la convaincre de la laisser s’envoler. Eugénie est très enthousiaste devant ce projet matrimonial. Mais un événement vient mettre fin à cet avenir imaginé.

Le 26 février 1879, le Prince se rend à Windsor. La Reine lui autorise de partir en Afrique du Sud pour servir pendant la guerre que l’Angleterre mène contre les Zoulous. « Loulou » perd la vie héroïquement pendant une mission de reconnaissance le 1er juin 1879, transpercé de dix-sept coups de lances. Quand Eugénie apprend la nouvelle, elle s’évanouie… La Reine s’empresse de partir pour Camden Place. Elle note que « la conduite de la chère Impératrice Eugénie est au-delà de tout éloge. […] Mais son cœur est brisé et sa pauvre santé semble très ébranlée ».

Les funérailles du Prince ont lieu le 11 juillet 1879. Comme pour celles de l’Empereur, Eugénie reste enfermée sans manger ni boire dans sa chambre. Après avoir tenté de réconforter l’Impératrice apeurée, la Reine Victoria assiste au convoi funéraire dans une loge spécialement conçue et exige que ses quatre fils tiennent les cordons qui tendent l’Union Jack sur le cercueil. Les Britanniques sont fortement touchés par la disparition héroïque de ce Prince français qui combattit au service de la Couronne. Une souscription circule pour faire ériger un monument en sa mémoire en l’abbaye de Westminster. Mais le Premier Ministre s’y oppose, ne souhaitant pas offenser la France. Qu’à cela ne tienne, la Reine utilise l’argent récolté pour installer un cénotaphe du Prince en la chapelle Saint-George du château de Windsor, là où repose le plus farouche ennemi de Napoléon Ier, George III.

 

Dans l’intimité de la Reine Victoria, une amitié au grand jour

Victoria offre à Eugénie une petite maison dans son domaine écossais de Balmoral pour qu’elle puisse se reposer tranquillement. Mais Eugénie doit assister aux funérailles de sa mère en Espagne. A son retour, elle informe la Reine qu’elle souhaite se rendre sur la terre qui a vu tomber son cher fils. Victoria l’encourage vivement à partir pour l’Afrique du Sud. C’est ainsi qu’un an après la mort du Prince impérial, Eugénie part en pèlerinage sur les derniers instants de son fils. Quelques mois avant son arrivée, la Reine Victoria avait ordonné de faire ériger une croix de marbre à l’emplacement où le Prince fut assassiné.

Une fois rentrée, Eugénie part rendre visite à la Reine Victoria qui souligne que son état de santé s’est amélioré. Après la mort du Prince, Victoria et Eugénie peuvent vivre leur amitié au grand jour, l’Impératrice n’ayant plus aucun rôle politique. Elle demande à Eugénie de ne pas l’appeler « Madame ou Majesté, c’est si froid, si raide. Pourquoi pas Sœur ou Amie ? Cela serait tellement plus agréable ». Victoria décrit très souvent Eugénie dans son riche journal. Sa seule présence sur ces pages suffit à illustrer cette amitié singulière.

En 1881, l’Impératrice déménage à Farnborough Hill où elle fait élever une abbaye comme nécropole de sa famille. Victoria offre les tombeaux de marbre des deux hommes. Parmi les éléments de décoration de la demeure, on compte plusieurs portraits dédicacés de Victoria. Eugénie ne peut vivre sans la présence de sa très chère amie et protectrice autour d’elle. Onze ans plus tard, Eugénie fait bâtir sa villa Cyrnos au cap Martin et c’est bien entendu à Victoria qu’elle accorde sa première visite. Mais la Reine rend son dernier souffle en janvier 1901. Eugénie est profondément touchée par sa mort, mais encore une fois, c’est dans la solitude qu’elle vit son deuil. Il lui est insupportable d’assister aux funérailles grandioses de cette regrettée amie et de montrer sa peine au grand jour. Avec la mort de Victoria, à l’aube du XXe siècle, s’achève une amitié de plus de cinquante années entre deux icônes de l’histoire européenne.